Aux origines du traité franco-allemand de 1963


Publié le 15/10/2012 • Modifié le 02/09/2022

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« Sur la base du traité de coopération franco-allemand du 22 janvier 1963, les relations entre la France et l'Allemagne sont devenues un modèle unique d'amitié et de confiance entre deux Etats et deux peuples voisins », souligne la déclaration commune signée par Helmut Kohl et François Mitterrand le 18 septembre 1990. Celle-ci résume bien la vérité officielle, régulièrement lue ou entendue dans les médias. Mais, de même qu'il est légitime de se demander si l'application du traité ne s'est pas progressivement écartée de la voie tracée par le général de Gaulle, sa signature fut elle-même l'aboutissement d'un long parcours.

La conclusion d'un tel traité n'allait certainement pas de soi. Il faut en effet se souvenir de l'inquiétude qui s'empara, en juin 1958, des dirigeants allemands, à commencer par le chancelier Adenauer, au retour du général de Gaulle aux affaires. Celui-ci ne s'était-il pas fait, au sortir de la Guerre mondiale, le champion d'une Allemagne confédérale sur un modèle antérieur à l'unité ? Et comment n'aurait-on pas vu, outre-Rhin, dans ce défenseur intraitable de l'indépendance française, le pourfendeur de la CED et d'une Europe supranationale ? C'était cependant négliger que le général de Gaulle avait pris acte des mutations intervenues dans l'espace allemand et au-delà, en Europe, sous l'effet de la . Plus, après avoir appelé de ses vœux la formation d'une Confédération européenne, il avait souhaité que celle-ci se bâtit autour de la France et de l'Allemagne. « Faire l'Europe, avait-il déclaré le 21 décembre 1951, implique une entente entre la France et l'Allemagne, car cette entente sera la base de la Confédération européenne ou bien cette Confédération n'aura pas de base, autrement dit, elle n'existera pas ». Bien entendu, il ne s'agissait pas de laisser l'Allemagne s'y assurer une influence dominante. Elle devrait y trouver « des obligations et des liens » qui se mettraient en travers d'une telle dérive. Il reste qu'avant même le tournant de 1958, le général de Gaulle s'est prononcé pour un dialogue privilégié entre Paris et Bonn et que la voie est ainsi ouverte au traité de janvier 1963. La première rencontre entre le général de Gaulle et Konrad Adenauer permet de clarifier les positions respectives. Celle-ci se tient, le 14 septembre 1958, à Colombey. Pour recevoir son hôte, le général de Gaulle a choisi La Boisserie plutôt que l'Elysée, un choix heureux qui contribue au succès de la rencontre. Dans ce cadre familial, à proximité d'une nature chargée d'histoire, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer se découvrent et s'apprécient. Le général de Gaulle acquiert la conviction qu'il a trouvé dans ce vieux Rhénan catholique un partenaire digne de confiance avec lequel il pourra construire l'avenir ; de son côté, Adenauer réalise que la vérité du général de Gaulle est fort éloignée de la caricature qui lui en avait été faite. Si aucune mesure spectaculaire n'a été prise, l'important, au soir de cette journée, est que le dialogue soit noué. Confirmation de l'excellence de ce climat, il est décidé de développer des contacts étroits et réguliers. On n'attend pas trois mois pour se retrouver. Dès le 26 novembre, le Chancelier accueille le Général à Bad Kreuznach. Entre temps, la position du Général a été consolidée par le référendum du 28 septembre. L'initiative française du 17 septembre en vue d'une réforme de l'OTAN sous la forme d'un directoire à trois aurait pu obscurcir l'horizon. Mais le général de Gaulle s'est employé à rassurer le Chancelier. Pour donner plus de solennité à la rencontre, le général de Gaulle et le chancelier Adenauer sont accompagnés de leurs principaux ministres. Ainsi, pour la première fois, un sommet franco-allemand prend la forme d'une réunion de travail au niveau intergouvernemental. Mais, bien entendu, l'essentiel se dit lors des tête-à-tête entre le Général et le Chancelier qui continuent le dialogue amorcé à Colombey.

C'est seulement le lendemain de cette seconde rencontre franco-allemande qu'avec l'ultimatum lancé par Khrouchtchev, éclate la crise de Berlin. Celle-ci a pour résultat de resserrer les liens entre Paris et Bonn. Alors que le général de Gaulle l'a assuré de son entier soutien, le chancelier Adenauer n'a pas manqué de relever les incertitudes de la position américaine face au défi soviétique, d'autant que la disparition de Foster Dulles risque d'affaiblir le parti de la fermeté à Washington. Son inquiétude ne le conduit certes pas à épouser les thèses françaises en matière de défense, telle que le général de Gaulle les a exposées, le 3 novembre 1959, devant l'Institut des Hautes Etudes de la Défense nationale. Lors de son passage à Paris, les 1er et 2 décembre 1959, le Chancelier n'entend pas sans quelque crainte ses interlocuteurs, Michel Debré et Maurice Couve de Murville d'abord, puis le général de Gaulle, instruire le procès de l'OTAN et tenir pour inéluctable une réforme de l'Alliance atlantique. Alors que les Français se préparent sans état d'âme au jour où Paris et Bonn devront assumer ensemble la sécurité de l'Europe occidentale, Adenauer ne peut la concevoir hors de la présence et de l'engagement américains. Cette divergence ne le retient pourtant pas d'exprimer le vœu que soit posé un cadre qui consacrerait la dimension privilégiée des relations franco-allemandes.

Précisant sa pensée, il va jusqu'à parler, le 2 décembre, de « traités ». S'il se contente d'évoquer « des accords spéciaux », le général de Gaulle reprend l'idée lors de la conférence plénière où il souligne la nécessité de « définir une méthode pour régulariser à l'avenir la coopération entre la France et l'Allemagne », formulation sans doute très vague mais qui n'en signifie pas moins qu'une étape vient d'être franchie. Si le cap est fixé, le chemin pour parvenir au traité franco-allemand de janvier 1963 ne suit pas un tracé rectiligne. Lors de leur rencontre de Rambouillet, les 29 et 30 juillet 1960, le général de Gaulle et Konrad Adenauer définissent la méthode. Comme le Général l'explique dans la note remise le 30 juillet au Chancelier, il s'agit de bâtir d'abord l'entente franco-allemande ; c'est ensuite autour de ce noyau que l'Europe s'organisera « par elle-même et pour elle-même ». Ce n'est pas une organisation essentiellement bilatérale que nous prévoyons, ajoute-t-il lors de la réunion plénière, mais à sa base, il y aura l'accord franco-allemand. Ce programme reçoit l'adhésion du Chancelier. Pourtant, il a tenté de faire ajouter au texte une phrase sur la coopération entre l'Europe et les Etats-Unis. En vain certes, mais c'est dire qu'il risque d'être réceptif à toute pression américaine, d'autant qu'au sein même de son gouvernement, des voix discordantes se font entendre.

Jusqu'à son ministre des Affaires étrangères, le fidèle von Brentano, qui émet des réserves. Dans ces conditions, la lettre du président Eisenhower en date du 6 octobre menaçant de retirer les troupes américaines d'Europe en cas de modifications des structures de l'OTAN ne peut que troubler le Chancelier et l'inciter à la prudence. Au surplus, le lancement du programme nucléaire français, avec l'explosion de la première bombe atomique, le 13 février à Reggane, puis plusieurs déclarations françaises dans le sens de l'indépendance nationale ne sont pas sans provoquer son irritation. Ces divergences n'empêchent pourtant pas de progresser. S'il se montre attentif au maintien d'un lien fort entre les Etats-Unis et l'Europe occidentale, Adenauer n'en est pas moins sensible aux incertitudes de la position américaine qui, loin de se résorber, s'épaississent. Quelle sera la politique du nouveau Président, John E. Kennedy, qui prend ses fonctions en janvier 1961 ? Pis, après que le début de la construction du Mur de Berlin, le 13 août, a relancé la question berlinoise, la diplomatie allemande redoute que Washington ne choisisse de négocier un compromis avec Moscou. Devant ces incertitudes, Allemands et Français se mettent d'accord pour tenter de définir les termes d'une coopération politique avec leurs autres partenaires du Marché commun.

C'est l'origine du plan Fouchet qui va occuper la scène des prochains mois. Adoptée le 9 février, lors d'un tête-à-tête entre de Gaulle et Adenauer à Paris, à la veille d'une conférence des Six, cette ligne est confirmée le 20 mai à Rhöndorf où le Chancelier reçoit le Général dans le havre de sa maison familiale. Dans un premier temps, on cherchera à s'entendre à six. Mais, en cas d'échec, on en reviendra à l'option d'un accord à deux. Français et Allemands vont alors de l'avant, avec l'espoir d'entraîner les autres dans leur sillage. L'échec du Plan Fouchet, consommé durant l'été 1962, libère la voie à l'option d'un accord bilatéral. Il faut toutefois encore plusieurs rencontres, entretiens et échanges pour que celui-ci prenne corps. Le voyage du chancelier Adenauer en France, du 2 au 8 juillet, permet de relancer la discussion. Celle-ci est remise en perspective, le 5 juillet, lorsque le Général pose, en séance plénière, la question au Chancelier : « La République fédérale accepterait-elle de conclure une Union politique qui serait en fait, et par la force des choses, limitée à deux ? » La réponse de Konrad Adenauer est claire : « Oui, nous serions prêts à accepter une Union restreinte en laissant la place ouverte aux autres membres ». Il n'est pourtant pas encore question d'un traité. Quand, durant le voyage triomphal du général de Gaulle en République fédérale du 4 au 9 septembre, Konrad Adenauer demande à son hôte que cet accord prenne la forme d'un acte écrit, celui-ci ne va pas au-delà d'un mémorandum « qui reprendrait ce qui s'était dit ».

Sur cette base, Paris adresse à Bonn, dès le 18 septembre, un projet de mémorandum qui développe déjà les idées-force du futur traité : coordination des politiques étrangères, coopération en matière de défense, harmonisation en matière d'éducation et échange de jeunes. Mais si, de toute évidence, la diplomatie française a entrepris d'accélérer le processus, cet accord ne doit toujours pas s'inscrire dans le cadre d'un traité. En date du 18 novembre — un délai déjà en lui-même significatif  — , la réponse allemande laisse apparaître une gêne puisqu'au souhait d'une coopération dans le domaine de la défense, on oppose la nécessité d'une stratégie commune à l'ensemble de l'OTAN. Des entretiens à Paris entre les deux ministres des Affaires étrangères, MM. Couve de Murville et Schröder, permettent de rapprocher les points de vue, sans pour autant éliminer les divergences entre les partis. Pour finaliser l'accord, le principe d'une visite du Chancelier à Paris, les 21 et 22 janvier, est arrêté. On y mettra la dernière main à un « procès-verbal » et à un communiqué « qui ferait connaître les grandes lignes de l'accord ». Le travail est préparé les semaines suivantes par les diplomates et les hauts fonctionnaires des deux parties. Lorsque le général de Gaulle et Konrad Adenauer se retrouvent le 21 janvier, il reste, en dehors de quelques points mineurs, à décider la forme de l'accord. La veille au soir, Jean Monnet, inspiré par d'autres intérêts, a tenté de dissuader le Chancelier de conclure.

En vain. C'est seulement en ouvrant la séance plénière dans l'après-midi du 22, que le général de Gaulle met fin à l'incertitude : l'accord prendra la forme d'un traité. Au lendemain des accords de Nassau, de la conférence de presse du 14 janvier où la porte du Marché commun a été provisoirement fermée au Royaume-Uni, il s'agit de lui donner une solennité à la mesure de l'événement. Après quoi, le traité est signé, à 19 heures, devant les caméras et les objectifs. Le général de Gaulle est-il donc le père de ce « couple franco-allemand » dont on nous célèbre journellement les vertus. A voir ! Car c'est oublier la suite. Le lobby atlantiste, dont Jean Monnet avait été le porte-parole, va s'employer à édulcorer le traité. Contre le vœu du Chancelier, le Bundestag vote bientôt un préambule au traité qui, en rappelant la fidélité indéfectible de la République fédérale à l'Alliance atlantique en réduit la portée et l'empêche tout simplement de devenir ce qu'il devait être dans la pensée du général de Gaulle : l'instrument d'une Europe européenne. Le détournement de son œuvre ne sera pas étranger à la tristesse de sa fin de règne. Quant au Général, il ne tarde pas à tirer la leçon de cette occasion manquée : le traité franco-allemand n'est bientôt plus pour lui qu'une « aimable virtualité ».

Article paru dans Espoir, n°116, octobre 1998

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