Les membres de l’expédition de Bonaparte (1798-1801), soldats et savants, ont lu, relu et commenté pendant la traversée deux ouvrages sur l’Égypte, écrits par des voyageurs presque contemporains, Savary (1785), qui dépeint le pays comme un paradis enchanteur, et Volney, beaucoup plus critique et réaliste (1787). Ceux qui n’ont lu que Savary sont bien sûr très déçus. Qu’en est-il vraiment ?
Un Orient mythique
L’Égypte, au milieu du XVIIIe siècle, est une province de l’Empire ottoman en pleine prospérité, mais dominée par les Mamelouks, esclaves affranchis ayant pris le pouvoir dans le pays au détriment des Ottomans. L’Égypte est géré par un conseil, ou diwan, au sein duquel siègent les principaux dignitaires du pays. L’écrivain égyptien al-Jabarti, peu suspect d’indulgence, relate ce que son père lui a narré de la vie en Égypte à cette époque : « L’Égypte était éblouissante de beauté […]. Le pauvre y menait une vie large. Le petit aussi bien que le grand y vivaient à l’aise. […] Le bien-être était répandu sur toute la ville [du Caire], la sécurité y régnait, et la prospérité y avait pris demeure ».
Le commerce entre l’Égypte et l’Occident est alors prospère, et les échanges variés et nombreux. Bien sûr, seules les classes les plus aisées vivent dans de riches palais aux jardins luxuriants, dont des dessins faits par les Français nous ont transmis le faste, qui transparaît jusque dans le mobilier, les objets usuels, les décors intérieurs et les moucharabiehs. Les classes laborieuses, malgré un quotidien beaucoup plus frugal, ne semblent pas souffrir de privations. En 1766, le Mamelouk Ali Bey se révolte contre l’Empire ottoman et prend le pouvoir. Cette première tentative d’indépendance de l’Égypte échoue en 1773, lorsqu’il est assassiné par Mohammed Bey. La crise politique et économique qui en découle va aller croissant. Quand les Français débarquent, ses conséquences sont déjà fort visibles et peuvent expliquer l’impression négative ressentie par eux : l’Égypte n’est pas le paradis qu’on leur avait décrit, sinon promis.
Méhémet-Ali, vice-roi d'Égypte
Arrivé en Égypte en 1801 avec un régiment albanais, Méhémet-Ali s’impose rapidement comme un véritable homme de décision et de gouvernement. Il s’attribue le pouvoir de gouverneur en 1804, et dès l’année suivante, se fait nommer pacha par les Turcs. L’homme est très intelligent, habile stratège et fin diplomate, ce qui lui permettra de se maintenir, entre les Anglais, qui ont quitté le pays en 1803 mais ne rêvent que d’y revenir, et les Mamelouks, qui ne cessent de comploter pour lui reprendre le pouvoir — et dont il se débarrasse d’une manière aussi violente que radicale.
Dans le même temps, Méhémet-Ali consolide son pouvoir sur le plan international, en profitant de la faiblesse croissante de l’Empire ottoman. Il mène une politique de conquêtes en Arabie, en Syrie et au Soudan.
Régnant sans partage, il effectue des réformes importantes, parmi lesquelles l’introduction du coton à longues fibres, qui assurera une grande part de la prospérité de l’Égypte, et l’amélioration de l’irrigation, avec notamment la construction d’un barrage sur le Nil au niveau de son delta. En 1822, il fait installer au Caire la première presse à caractères arabes mobiles. Livres et journaux imprimés vont donc se multiplier, d’autant que l’école commence parallèlement à se développer. Une véritable opinion publique voit le jour, grâce à l’accessibilité croissante à une « culture » au sens large du terme, permettant à l’idée de nation de se consolider. Méhémet-Ali a été à la base de la Nahda, la renaissance égyptienne du XIXe siècle.
Les cadeaux diplomatiques Méhémet-Ali à la France
Méhémet-Ali avait compris qu’il lui fallait aligner l’Égypte sur le niveau culturel et scientifique occidental, sans pour autant négliger les racines culturelles et religieuses profondes de son pays.
C’est pourquoi il décida d’envoyer en formation en France les jeunes Égyptiens les plus brillants. Quarante-quatre étudiants furent ainsi accueillis en 1826 à Paris par Jomard, dans le cadre de la « mission scolaire égyptienne ». Parmi eux, Rifaa al-Tahtaoui (1801-1873), qui publiera à son retour L’Or de Paris : relation de voyage 1826-1831. Il sera par ailleurs à l’origine de l’ordonnance du 15 août 1835 qui fixe un cadre général pour l’organisation des fouilles et la création d’un musée pour la conservation des collections. Il participera activement à la réforme de l’instruction et à un programme de traduction d’ouvrages.
Dans le même temps, Méhémet-Ali s’entourait de Français spécialisés dans les domaines les plus divers, et dont les noms sont souvent arabisés, tels le docteur Clot Bey qui crée des hôpitaux et la faculté de médecine, l’architecte Pascal Coste, des spécialistes de travaux hydrauliques comme Charles Lambert qui modernise l’irrigation, le colonel Sève (plus connu sous le nom de Soliman Pacha) qui réorganise l’armée, Louis-Alexis Jumel qui participe au développement de la culture du coton à fibre longue, ou encore Auguste Mariette Pacha, grand égyptologue, premier directeur du Service des antiquités.
Dans le domaine plus strictement diplomatique — et plus anecdotique — la période va connaître deux événements d’importance : Méhémet-Ali offre au roi Charles X un girafon baptisé Zarafa. Le roi le reçoit en grande pompe à Saint-Cloud au début de juillet 1827 ; dans les mois qui suivent, plus de 600 000 visiteurs se pressent au Jardin des plantes.
Le second cadeau diplomatique était plus prestigieux encore : il s’agit des deux du temple de Louxor. Un seul est transporté. Il arrive le 23 décembre 1833 après un voyage périlleux : cette masse de plus de 22 m de haut, pesant quelque 230 000 kg, sera érigée sur la place de la Concorde le 25 octobre 1836, en présence du roi Louis-Philippe, sous les applaudissements d’une foule immense.