Ou bien le peuple décide directement lui-même dans une démocratie directe ou bien il délègue son pouvoir, dans une démocratie représentative.
Les débats n’ont jamais cessé entre tenants de la démocratie directe et tenants de la « représentation ».
La démocratie directe
Ou bien les citoyens assemblés décident eux-mêmes, directement, en toute matière d’intérêt public. Non seulement doivent-ils alors être régulièrement convoqués, mais aussi sans cesse « convocables », étant donné le caractère imprévisible des circonstances.
La démocratie représentative
Ou bien les citoyens décident, mais indirectement, par le truchement de leurs représentants, ce qui est concevable à de multiples niveaux de l’existence sociale. La représentation institue le peuple comme peuple politique, elle institue à la fois le représentant, par exemple le monarque, et le représenté, qui est toujours le peuple. Ainsi au théâtre, par la représentation adviennent à la fois le représentant (l’acteur entrain de jouer) et le représenté (Hamlet par exemple). Or, Rousseau refuse ce type d’artificialisme et voit dans la délégation de pouvoir son abolition. C’est au contraire, selon lui, dans l’aptitude de chacun à être à la fois « souverain », c’est à dire législateur, et « sujet », c’est à dire obéissant aux lois, que réside la citoyenneté. Ce n’est nullement la liberté métaphysique, mais la liberté civile et politique que Rousseau a seule en vue quand il déclare que celle-ci consiste à « obéir à la loi qu’on se donne. »
En démocratie directe les mêmes sont « souverains » et « sujets » ; en démocratie représentative, le « souverain » délègue à ses représentants la puissance législative dévolue donc à l’Assemblée des représentants du peuple.
En appeler directement aux citoyens assemblés paraît le meilleur moyen d’éviter la captation des décisions du peuple. Toutefois, cette apparence est contredite si on songe un instant aux phénomènes de groupe, qui adviennent même en des groupes restreints : rivalités, ruses, apparition de « chefs » – généralement les plus grossiers, ceux qui, parlant haut et fort, savent attirer l’opinion. C’est précisément parce que Platon identifiait toute démocratie à la démocratie directe qu’il en fut le plus ardent pourfendeur : il voyait fort bien que les plus violents, les plus dominateurs captaient les passions et les opinions de tous les autres et il voyait fort bien que si l’opinion de chacun est censée être légitime, il n’y a plus ni vrai ni faux – ni bien ni mal, ni juste ni injuste. Les ignorants auront raison contre les savants, les enfants contre l’expérience des plus âgés, les voyous contre les hommes honnêtes, et ainsi du reste, de sorte qu’à la fin, les rapports de force l’emporteront. Ainsi Athènes devenue, en guise de démocratie, la proie des démagogues, sombra dans la tyrannie.
Resterait donc la démocratie représentative. Rousseau y voyait, non sans raisons, le danger majeur que les représentants du peuple confondent leur intérêt avec l’intérêt public, ou encore qu’ils obéissent à des intérêts de groupes particuliers. Ce danger peut toutefois être considérablement réduit si les représentants du peuple sont élus pour des durées courtes – et surtout si des institutions de contrôle de leurs décisions et actes sont mises en place (avec un clair pouvoir de contrainte en cas de trahison ou malversation).
L’autre risque majeur tient à ce que les représentants du peuple deviennent des professionnels de la politique, ce qui peut s’entendre en deux acceptions fort différentes. C’est que le marketing publicitaire requiert expérience et compétence en un sens tout autre que l’art politique. Pour capter émotions et croyances, il faut, non un peuple mais un public – non des citoyens, mais des consommateurs d’images. Il faut donc savoir susciter les fantasmes enveloppés implicitement dans éléments de langage, slogans, coupe de cheveux, couleur des cravates et costumes. Si en revanche, les techniques de captation des émois cèdent la place à des sciences politiques, alors la conduite des affaires publiques risque de n’être plus démocratique mais, au sens strict, une « aristocratie » comme gouvernement des plus savants, des « meilleurs ».
Or la profession de foi démocratique va dans un sens diamétralement opposé : elle accorde à chacun la capacité de juger droitement de l’intérêt public, ce qui s’exprime par l’égalité des suffrages. Que vous soyez riche ou pauvre, puissant ou non, célèbre ou obscur inconnu, votre bulletin de vote compte une voix, comme le bulletin de tout autre : il n’y a pas de spécialiste en matière politique. C’est la raison pour laquelle les « électeurs » sont, en démocratie, « éligibles » : l’accès aux fonctions politiques est ouvert aux citoyens.
Ayant indiqué quelques réflexions soulevées par l’idée d’un pouvoir politique qui trouve son fondement dans le peuple, et est exercé par le peuple lui-même, reste toutefois à dire qu’il est nécessaire d’interroger ce qu’il faut entendre par peuple.